S’adapter à un climat qui change : les avancées de la finance climatique
Depuis près d’une dizaine d’années, les agences de développement, les institutions financières internationales et, de façon croissante, les agences de crédit à l’exportation, ont élaboré de nouveaux modèles de clauses, dites « clauses de suspension » (« pause clauses », clauses de résilience climatique (climate-resilient debt clauses – CRDCs) ou clauses de résilience aux catastrophes naturelles (natural disaster clauses – NatDCs)), susceptibles d’être insérées dans les contrats de crédit qu’elles offrent aux pays émergents. Spécifiquement conçues pour les États les plus exposés aux risques climatiques, notamment les pays les moins avancés (PMA) et les petits États insulaires en développement (PEID), ces clauses leur permettent de solliciter un report temporaire du remboursement de la dette à la suite de la survenance d’une grave catastrophe climatique ou naturelle, selon une liste d’événements déclencheurs prédéfinie contractuellement, afin qu’ils puissent préserver leur liquidité pour faire face aux dépenses de secours essentielles.
Si ces clauses tendent à se répandre dans les financements interétatiques ou avec certaines institutions multilatérales majeures, leur adoption par les banques commerciales reste à ce jour marginale, même lorsque des garanties ou des assurances de crédit sont offertes par des agences de développement ou des agences de crédit à l’exportation. Il en est de même pour les émissions d’obligations souveraines, où leur insertion demeure extrêmement limitée et très spécifique.
Les institutions financières de développement et les créanciers bilatéraux publics sont parvenus à intégrer ces clauses dans leur cadre contractuel car ils opèrent selon un mandat politique de soutien au développement. Les banques commerciales fonctionnent, elles, selon une logique financière et sont confrontées à des exigences plus fortes, liées à la tarification, à l’appréciation du risque de crédit et à la réglementation. Or, pour être pleinement efficaces, ces clauses doivent être acceptées par une part significative des créanciers d’un État, et leur déclenchement doit être coordonné, afin que l’État débiteur bénéficie d’un réel soulagement du service de sa dette lors de la survenance de la catastrophe. L’enjeu des années à venir est donc d’arriver à étendre leur acceptation, autant par les banques commerciales que par les États les plus exposés.
Les CRDCs s’inspirent d’innovations antérieures telles que les « clauses ouragan » introduites en 2018 pour les pays des Caraïbes ou l’Initiative de suspension du service de la dette (ISSD) mise en place pendant la pandémie de Covid-19. Elles ont pour principal objectif d’éviter un défaut de paiement ou une restructuration de la dette du pays bénéficiaire en lui permettant de disposer des liquidités nécessaires pour faire face à ses dépenses d’urgence, tout en étant neutres en valeur actuelle nette (VAN) pour les créanciers.
Elles ont fait l’objet d’importants efforts de standardisation, initiés par le Private Sector Working Group (PSWG) instauré par le gouvernement britannique en 2022, et suivis de la publication de standards par l’International Capital Market Association (ICMA), qui ont ouvert la voie à une adoption plus large. Ce travail s’est poursuivi en 2014 au sein du CRDC Working Group piloté par le Sustainable Sovereign Debt Hub, aujourd’hui intégré dans la London Coalition on Sustainable Sovereign Debt lancée en février 2025.
Ces clauses peuvent prendre des formes variées, mais leur objectif commun est d’offrir un soulagement financier immédiat aux États emprunteurs avec un certain degré d’automaticité, sans que la suspension octroyée ne puisse être considérée comme un Cas de défaut pour leurs autres prêts (cross-default) , ni nécessiter leur modification ou le consentement de la part de ces créanciers.
À cet égard, c’est le Cas de défaut dit « ouverture de négociations » (commencement of negotiations’), souvent présent dans les contrats de crédit conclus par les marchés émergents, qui peut constituer un obstacle majeur. Sous différentes variations, ce Cas de défaut vise l’hypothèse suivante:
"L’Emprunteur, en raison de difficultés financières réelles ou anticipées, entame des négociations avec un ou plusieurs de ses créanciers en vue de rééchelonner tout ou partie de sa dette extérieure."
Un créancier pourrait ainsi considérer que, lorsque l’État emprunteur entame des discussions avec un autre de ses créanciers pour activer la clause de résilience climatique, ce Cas de défaut est caractérisé.
Du point de vue des créanciers, l’objectif de ce Cas de défaut n’est pas nécessairement de permettre l’exigibilité anticipée du prêt, mais de s’assurer un droit de participation aux discussions de restructuration éventuelles. Cela est particulièrement important pour les banques bilatérales et commerciales qui sont les premières exposées en cas de restructuration, contrairement aux institutions financières multilatérales qui bénéficient du statut de créancier privilégié.
Bien que certaines alternatives aient été envisagées (telles que des obligations d’information, divers engagements contractuels), celles-ci n’offrent pas la même efficacité à l’égard d’États souverains : seul un Cas de défaut donne aux banques commerciales un levier d’action suffisant pour s’imposer dans les discussions.
De ce fait, les créanciers multilatéraux et officiels sont mieux placés pour introduire des CRDCs dans leur documentation contractuelle, tandis que les banques commerciales et les détenteurs d’obligations – notamment en l’absence de garantie – rencontrent davantage de difficultés, tant sur le plan du risque que de l’assurance.
Les CRDCs peuvent faire l’objet de modalités variées, portant notamment sur:
La prolongation de la maturité du prêt;
La suspension des intérêts, avec rattrapage et capitalisation ultérieure;
Le reprofilage des remboursements du capital, avec ajustement ou égalisation dans le temps.
Ces options sont modulables, la prolongation n’est pas systématique et l’approche peut être adaptée à chaque cas. La conception de la clause et notamment son déclenchement, qu’il soit paramétrique, discrétionnaire, ou soumis à négociation – doit être pensée avec prudence pour éviter des effets juridiques indésirables, notamment un défaut croisé par activation de la clause « ouverture de négociation.
Dans le cas des instruments de dette commerciale, les principales agences de crédit à l’exportation peuvent jouer un rôle structurant pour la mobilisation du capital privé, en leur assurant, par la mise en œuvre de leur garantie durant la période de suspension, des conditions de paiement équivalentes à celles initialement définies.
Toutefois, pour que l’adoption de ces clauses se généralise et que celles-ci deviennent pleinement efficaces, plusieurs conditions restent à réunir :
Adoption coordonnée: les clauses de résilience climatique ne seront efficaces que si elles sont adoptées par un grand nombre de créanciers. Leur application isolée à une part mineure de la dette souveraine limite leur portée;
Appui technique: les États emprunteurs auront besoin d’un soutien juridique et technique pour insérer correctement ces clauses, notamment pour contourner les obstacles posés par les clauses de défaut type négociation;
Garanties d’utilisation des fonds: les créanciers pourraient exiger des garanties sur l’emploi des économies générées, notamment pour s’assurer qu’elles servent bien aux secours d’urgence et à la résilience, et que l’activation de ces clauses ne puisse conduire à subordonner le paiement de leur créance à celle des créanciers n’ayant pas accordé de telles facilités;
Préservation du statut de créancier privilégié: les institutions multilatérales devront évaluer si l’inclusion de clauses de suspension pourrait nuire à leur statut préférentiel ou être assimilée à une participation à une restructuration.
Enfin, les clauses de résilience climatique n’atteindront leur but que si leur activation ne déclenche pas de défaut sur les autres engagements de l’État concerné. Leur essence est en effet d’offrir un soulagement à l’État emprunteur, sans qu’il n’ait besoin du consentement collectif de ses créanciers ou que cela n’entraîne d’effets juridiques défavorables.
Même en bénéficiant d’une couverture par une agence de développement ou une institution multilatérale, les banques commerciales font face à des contraintes spécifiques, notamment :
Les clauses de résilience climatique représentent un outil essentiel pour renforcer la résilience climatique et soutenir les pays vulnérables en temps de crise. Leur potentiel ne pourra toutefois se concrétiser que si l’ensemble des créanciers – y compris les banques commerciales et les investisseurs obligataires – y adhère. Surmonter les obstacles structurels, réglementaires et commerciaux nécessitera des solutions innovantes et un changement des normes de marché.
Les agences de crédit à l’exportation et les institutions multilatérales détiennent les leviers techniques et financiers pour entraîner les banques commerciales dans ce mouvement.
Alors que la crise climatique s’intensifie, la question n’est plus de savoir si ces clauses deviendront la norme, mais à quelle vitesse les marchés sauront s’adapter, pour qu’aucun créancier et aucun pays ne soient laissés pour compte à la suite d’une catastrophe écologique.